A la fin du XIXe siècle, le Centre Lecourbe était particulièrement réputé pour la virtuosité de ses musiciens. Un petit miracle que l’on doit en grande partie à la créativité du professeur de musique, Alfred Josset.

Tout a commencé en 1858, lorsque les Frères de saint Jean de Dieu ont décidé de fonder à Paris un asile pour les jeunes garçons infirmes et pauvres. Ils souhaitaient soulager leurs souffrances, améliorer leur état de santé, mais aussi leur offrir un avenir en leur donnant un enseignement scolaire et en leur apprenant un métier en adéquation avec leurs goûts et leur handicap.

Dans ce contexte, la musique a pris peu à peu une place très importante, notamment avec l’arrivée du Père Gaëtan Corriger à la tête de la maison en 1871. Voyant les enfants fascinés par les musiques militaires qu’ils entendaient rue Lecourbe et déçus des piètres performances des instruments qu’ils se fabriquaient eux-mêmes en carton, le Père Gaëtan commença par leur acheter des instruments en cuivre. Il embaucha ensuite le musicien et compositeur Alfred Josset comme professeur pour créer une école de musique. C’était en 1881 et à partir de cette date, tout alla très vite : la musique envahit la maison.

Alfred Josset (assis à droite) enseignant la musique à ses élèves aveugles avec des partitions en braille et l’harmonisphère.

Elle prit sa place dans l’instruction scolaire des enfants, sauf pour les aveugles qui bénéficiaient d’un traitement spécial car destinés à des carrières musicales. La moitié de leur temps scolaire était alors dédié à l’étude théorique de la musique et à l’apprentissage des instruments (piano, orgue, mais aussi violon, flûte, clarinette, et bien d’autres). Le Père Gaëtan leur fit même construire une salle pouvant contenir 25 pianos pour qu’ils puissent répéter et aménagea des salles de cours selon leurs besoins spécifiques. Pour faciliter leurs études, les professeurs et certains infirmes transcrivaient en braille les partitions qui leur étaient nécessaires et à l’inverse transcrivaient pour les voyants les compositions de ces artistes en herbe.

Jean Pergola déchiffrant les notes en relief

La « méthode Josset » était unique. Il l’avait mise au point pour ses élèves de saint Jean de Dieu et baptisée le Conservatoire de l’Avenir. Il l’avait également agrémentée d’outils au nom étrange : harmonisphère, stadiaphone, lyrajossæterna, qui fournissaient à chacun tout le nécessaire pour devenir compositeur. Cette méthode faisait des merveilles sur les petits musiciens qui étaient capables d’improviser et même de composer des morceaux dès leur plus jeune âge. Alfred Josset aimait en faire la démonstration aux visiteurs de l’établissement et également dans les salons des grands hôtels parisiens, notamment avec l’un de ses petits protégés, Jean Pergola, un aveugle arrivé à saint Jean de Dieu à l’âge de 3 ans qui composa son premier morceau avant l’âge de 5 ans et improvisait au piano avec virtuosité. Le maître a même été récompensé pour sa méthode lorsqu’il l’a présentée à l’exposition universelle de 1900.

 

Alfred Josset au milieu de l’Harmonie Saint Jean de Dieu dans les années 1890

Alfred Josset dirigeait aussi l’Harmonie Saint Jean de Dieu, composée de musiciens de toute la maison, de tout âge et de tout handicap. Celle-ci remporta tant de médailles, couronnes et palmes qu’elle fut déclarée hors concours 10 ans après sa création. Très demandée, elle se produisait dans les églises parisiennes mais aussi beaucoup plus loin, lors de tournées dans toute la France organisées par le maître.

Et que sont devenus ces élèves-musiciens à leur sortie de saint Jean de Dieu ? Certains devinrent organistes, comme Jean Pergola qui a tenu l’orgue de Saint-Germain l’Auxerrois à Paris pendant de nombreuses années tout en faisant des démonstrations de ses talents à la radio. D’autres encore furent accordeurs de piano, professeurs, musiciens-compositeurs, alors que d’autres décidèrent de ne jamais quitter Saint Jean de Dieu et devinrent assistants du professeur de musique, apportant aux nouvelles générations ce qu’ils avaient eux-mêmes reçu.

Concert de l’Amicale des Anciens Elèves en 1947

Mais le lien tissé entre eux tous autour de la musique perdura très longtemps, par l’Association des Anciens Elèves, au sein de laquelle ils créèrent un orchestre pour se revoir et continuer à donner ensemble de nombreux concerts, au profit de saint Jean de Dieu et d’autres anciens élèves dans le besoin.

Suivant l’exemple de saint Jean de Dieu, qui criait dans les rues de Grenade “Frères, faites-vous du bien !” pour recueillir des dons, des générations de frères quêteurs ont sillonné les routes de France, malgré les difficultés, pour trouver de quoi subvenir aux besoins de leurs malades.

Si l’histoire a retenu le nom de peu d’entre eux, les frères quêteurs ont eu un rôle fondamental dans le développement de la province de France et de ses établissements. En effet, la quête a longtemps représenté le principal moyen de subsistance pour les frères et leurs malades, notamment au moment de la restauration de la province au début du XIXe siècle.

Sans la détermination de frères comme Jean de Dieu de Magallon, Victor Thévenon, Claude-Marie Gandet et bien d’autres encore, qui quêtaient sans relâche pour nourrir les malades et rembourser les dettes des établissements, beaucoup de maisons auraient sans doute mis très tôt la clé sous la porte.

Première page du règlement pour les religieux envoyés en quête, rédigé par le Père de Magallon

À cette époque, la quête était un exercice éprouvant. Munis de leur petit carnet noir et guidés par les instructions de leur supérieur provincial dans son Règlement pour les religieux envoyés en quête, les frères ne se contenaient pas de demander l’aumône autour de leur hôpital, ils étaient envoyés dans toute la France pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, voyageant à pied, par tous les temps, été comme hiver, mendiant aussi leur gîte et leur couvert, portant à bout de bras les dons en nature qu’ils recevaient pour les vendre et envoyer l’agent par la poste au couvent.

Les frères quêteurs, pourtant choisis parmi les plus robustes, rentraient parfois de leurs tournées bien affaiblis, malades, à bout de forces. Et leurs épreuves n’étaient pas que physiques : combien de fois, malgré leur douceur, ils voyaient les portes se fermer devant leur main tendue. Il arrivait même que les enfants se moquent d’eux et leur jettent des pierres. Mais peu importe, l’année suivante, ils étaient de retour.

La quête était un moment à part dans la vie religieuse du frère, un moment où, après avoir accueilli les pauvres et les malades à l’hôpital comme religieux infirmier, il devenait lui-même le pauvre qui tendait la main pour être accueilli et expérimentait la charité et l’hospitalité des autres.

Cependant, les tournées de quête rapportaient aux frères bien plus que de l’argent. C’est grâce à elles qu’ils ont gagné certaines amitiés fidèles, tissées avec les bienfaiteurs au fil de leurs passages, c’est aussi grâce à elles qu’ils ont gagné de très bons religieux. Car le fils de la famille, impressionné par le discours du quêteur sur l’Ordre et l’action des frères en faveur des pauvres et des malades, venait parfois frapper à la porte du couvent quelques années plus tard pour demander à prendre lui aussi l’habit de saint Jean de Dieu.

Panier de quêteur

La quête, ce n’était pas seulement prendre l’argent des autres, recueillir des dons pour les malades, c’était un véritable moment de partage, durant lequel les frères donnaient aussi tout au long de leur chemin. Ils donnaient un sourire, une parole d’encouragement ou de consolation, un conseil avisé ou un témoignage édifiant qui marquaient profondément les populations, portant un peu de l’hospitalité de saint Jean de Dieu au-delà de l’enceinte de l’hôpital.

Aux débuts de la restauration de la province de France, les Frères de Saint Jean de Dieu ont été sauvés de justesse par un événement miraculeux, immortalisé sur le portrait de Frère Jean de Dieu de Magallon.

Portrait du Frère Jean de Dieu de Magallon (Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Sur ce tableau, le restaurateur de l’Ordre en France est représenté une lettre à la main portant l’étrange inscription « A Madame la Supérieure Générale de la Communauté de St Jean de Dieu à Lyon » et assis devant une statue de la Vierge. Cette composition mérite quelques explications.

Revenons en 1824 : Paul de Magallon, débutant la restauration de l’Ordre en France, est devenu Frère Jean de Dieu, a prononcé ses vœux à Rome l’année précédente et décide d’implanter son premier grand hôpital psychiatrique à Lyon. Il achète donc le château de Champagneux au prix de 98 000 francs.

Rassembler une telle somme allait prendre beaucoup de temps, il le savait, car les seules ressources des frères à l’époque provenaient des quêtes et des dons de leurs bienfaiteurs. Le Père de Magallon négocie alors avec le propriétaire qui accepte d’étaler le paiement sur neuf ans, à raison de 10 000 francs par an. L’hôpital peut alors ouvrir ses portes et accueillir les malades mentaux de la région lyonnaise.

Cependant, les frères n’avait pas prévu une telle affluence. Le nombre de malades augmentant beaucoup plus rapidement que les ressources, le Père de Magallon se voit dans l’impossibilité, la première année écoulée, d’effectuer le versement. Ainsi, l’année suivante ce n’est plus 10 000 mais 20 000 francs qui lui sont réclamés, sous peine d’expropriation. Or il ne disposait en caisse que de 4 000 francs. Que faire ?

Statue de la Vierge du Père de Magallon

Les jours passent, sans trouver de solution pour rassembler les 16 000 francs manquants, jusqu’au jour où un jeune frère reçoit 200 francs de sa famille. Cette somme étant trop maigre pour être utile au remboursement de la dette, le Père de Magallon propose à la communauté d’acheter une statue de la Sainte Vierge et de placer sous sa protection la Maison de Lyon et toute la Province. La proposition est accueillie avec enthousiasme. Une Vierge à l’Enfant en bois peint est donc achetée à un antiquaire de la ville pour être installée dans une niche juste au-dessus de l’entrée principale de l’hôpital.

Le 19 novembre 1826, fête du patronage de la Sainte Vierge, toute la communauté et les malades valides se rassemblent au pied de la statue. Le Père de Magallon, Provincial, assisté du Père Xavier Gauzi, Prieur de Lyon, consacre alors l’hôpital, les œuvres et les personnes à la Vierge qu’il proclame « Supérieure Générale de la maison et de toute la Province ».

Les effets de cette consécration ne se font pas attendre ! Dès le lendemain, le Père de Magallon est convoqué au bureau des Postes : un pli est arrivé pour « Madame la Supérieure Générale de la communauté de Saint Jean de Dieu à Lyon ». Pour le religieux, c’est une évidence : cette lettre est adressée à la Sainte Vierge. Elle contient 10 000 francs envoyés par deux bienfaitrices parisiennes. Et dans les jours qui suivent, un autre pli contenant 6 000 francs arrive de Lille. La somme exacte est donc réunie juste à temps pour sauver la maison de Lyon de l’expropriation. Le Père de Magallon conservera un souvenir très fort de cet événement qu’il ne se lassera pas de raconter.

Décorations de la maison de Lyon pour le centenaire du patronage de la Sainte Vierge en 1926

Il a ensuite fondé bien d’autres maisons. Il a été Provincial, Prieur, Assistant Général à Rome. Toutefois à la fin de sa vie, il est revenu à Lyon, auprès de cette Vierge à laquelle il était si attaché. Il s’y est éteint le 14 juillet 1859 et repose aujourd’hui dans la chapelle de la dernière Maison qu’il a fondée : l’EHPAD Saint Barthélemy de la Fondation Saint Jean de Dieu.

Quant à la statue de la Vierge, elle a aujourd’hui perdu ses belles couleurs et son séjour d’un siècle et demi en extérieur lui a creusé de nombreuses rides, mais les frères la conservent précieusement à Paris, mesurant bien ce qu’ils lui doivent.

Quelques années avant que les frères italiens ne fassent la route de Florence à Paris pour introduire l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu en France, des frères espagnols embarquaient déjà pour le Nouveau Monde.

Là-bas, leur réputation les précède : plusieurs hôpitaux des Indes Occidentales avaient déjà demandé à être agrégés à l’Ordre dès ses débuts. Ainsi, lors du premier chapitre général en 1587, les frères possèdent déjà trois hôpitaux en Amérique.

En cette fin de XVIe siècle, le roi d’Espagne Philippe II envoie régulièrement des navires aux Indes Occidentales pour découvrir de nouvelles terres et soumettre les populations indigènes. A leur bord, il n’oublie pas d’ajouter quelques frères de Saint Jean de Dieu pour s’occuper du soin des soldats malades et blessés. C’est ainsi que le Frère Francisco Hernandez participe un jour à une longue expédition, au retour de laquelle il écrit un mémoire au roi pour demander l’autorisation de repartir aux Indes avec cinq autres religieux pour y fonder des hôpitaux. Le souverain accepte sans hésiter, offrant même de payer l’ensemble des frais de voyage.

Carthagène en 1585, gravure de Battista Boazio, 1589. (Wikimedia Commons)

Frère Francisco et ses compagnons embarquent donc à Cadix et arrivent au mois d’avril 1596 à Carthagène des Indes, grand port de l’Empire colonial espagnol par où transitent tous les navires qui se rendent au Nouveau Monde. Les religieux s’installent à l’hôpital San Sebastian, dont ils font passer la capacité de 50 à 100 lits. Ils y soignent les malades civils autochtones, les pauvres, les soldats, mais aussi une bonne partie des passagers des galions qui arrivent régulièrement au port. En effet, le climat de la région rend ces voyageurs malades par centaines avant même d’avoir posé le pied à terre.

Après une dizaine d’année d’activité sur place, le besoin de renfort se fait sentir et plusieurs fois au cours des premières décennies du XVIIe siècle, les frères demandent au roi de pouvoir faire venir de nouveaux religieux pour les aider. Autorisation toujours accordée !

Depuis Carthagène, l’Ordre peut alors se déployer rapidement dans toute l’Amérique latine dès le début du XVIIe siècle : à Cuba, au Mexique, au Pérou, en Bolivie, au Panama. En 1620, son expansion permet déjà de créer une entité indépendante pour rassembler toutes ces nouvelles fondations : le commissariat général des Indes Occidentales. Et peu de temps après, en 1633, ce commissariat est divisé en trois provinces religieuses : Terre Ferme, Pérou-Chili et Nouvelle Espagne. Au XVIIIe siècle, ces trois provinces comptent ensemble 571 religieux et 57 hôpitaux.

Frères de saint Jean de Dieu accompagnant une expédition

Durant cette période, certains frères sont aussi amenés à assurer les soins lors des expéditions espagnoles organisées pour soumettre les tribus locales récalcitrantes ; des expéditions qui tournent parfois au massacre des soldats par les indiens.

En Colombie, au Chili et au Brésil, elles ont coûté la vie à huit religieux, considérés comme les premiers martyrs de l’Ordre.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’action des frères de saint Jean de Dieu dans ces deux premiers siècles de leur présence en Amérique.

Pour ne prendre que deux exemples, je mentionnerais l’action des frères en Colombie, qui sont les seuls à exercer la médecine dans le pays au début du XVIIIe siècle. Le Frère Miguel Isla notamment a eu un rôle majeur dans l’enseignement de cette discipline, en étant co-fondateur vers 1766 de la chaire de médecine du pays, chaire dont il a été le premier titulaire et où plusieurs autres frères de saint Jean de Dieu lui succèdent par la suite.

Frère Manuel Chaparro pratiquant la variolisation

Pendant ce temps, au Chili, le Frère Matías del Carmen Verdugo, premier docteur en médecine de l’université de Santiago menait des recherches sur la variole. La maladie faisait en effet des ravages sur tout le continent, notamment dans les populations indigènes.

Le successeur du Frère Matías, Frère Manuel Chaparro, que ses contemporains surnommaient « l’Hippocrate chilien », continue ses travaux et sera le premier à pratiquer la variolisation à grande échelle en Amérique alors qu’elle était ignorée par la plupart des médecins, même européens.

Grâce à lui, cette méthode, ancêtre du vaccin contre la variole, est pratiquée sur des milliers de personnes, contribuant à l’éradication de l’épidémie.

Si ces provinces florissantes d’Amérique latine ont disparu dans la tourmente anticléricale qui a traversé l’Espagne et ses colonies au XIXe siècle, saint Benoît Menni a réintroduit l’Ordre sur le continent au début du XXe siècle, permettant aux frères de saint Jean de Dieu d’y poursuivre encore aujourd’hui l’œuvre de leur fondateur au sein de la province d’Amérique latine et Caraïbes.

Depuis l’origine de l’Ordre, chaque nouvelle province créée est placée sous le vocable d’un saint. La province de France a été placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste, témoignant de son lien avec la ville de Florence en Italie.

Ancien hôpital Saint Jean de Dieu de Florence, façade de la chapelle (Wikimedia Commons)

C’est en effet de Florence que les tout premiers frères de Saint Jean de Dieu sont arrivés dans notre pays en 1602. Une célèbre Florentine, Marie de Médicis, avait épousé le roi de France Henri IV deux ans auparavant et s’était installée à Paris. Très pieuse et attachée à son pays d’origine, elle avait été très impressionnée par le dévouement des « Frères du dévot Jean de Dieu » auprès des pauvres malades dans leur hôpital de Florence. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Paris, elle demande immédiatement à son époux de les inviter, puisque Paris ne possédait à l’époque qu’un seul hôpital, l’hôtel-Dieu, qui s’avérait insuffisant.

Henri IV s’exécute et le Supérieur général de l’Ordre choisit pour cette mission le Père Jean Bonelli, un frère florentin, qui arrive à Paris accompagné de quatre autres frères pour former la première communauté. Autorisation donnée par le roi et l’évêque de Paris de construire un hôpital et de faire la quête, les frères louent un bâtiment juste en face du Louvre et y ouvrent immédiatement leur hôpital, qu’ils placent tout naturellement sous le vocable de saint Jean-Baptiste, saint patron de la ville de Florence, en hommage à leur bienfaitrice Marie de Médicis.

Sceau de l’hôpital Saint Jean-Baptiste de la Charité

Mais à peine commencent-ils leur activité qu’ils sont délogés par Marguerite de Valois, ancienne reine de France, qui exige ce terrain si bien placé et leur donne en échange une propriété à l’angle des actuels rue des Saints-Pères et boulevard Saint-Germain où se trouvent un hôtel en ruines et une petite chapelle. Ce quartier portait le nom de sanitat ou charité, en souvenir du projet de François Ier d’y construire un établissement pour les lépreux et pestiférés2. Ce nom déteint rapidement sur l’établissement des frères, qui est donc surnommé hôpital de la Charité.

Chapelle de la Charité de Paris au XVIIe siècle (Ohsjd, Paris)

Les débuts sont difficiles, mais bien vite les compétences et le dévouement des religieux sont reconnus et l’hôpital s’agrandit pour accueillir plus de malades. La petite chapelle Saint-Pierre est rasée pour y construire une nouvelle église plus vaste, dédiée elle aussi à saint Jean-Baptiste et dont Marie de Médicis pose la première pierre en 1613.

Avec la renommée grandissante de l’hôpital et des frères, de jeunes Français se présentent toujours plus nombreux, attirés par l’exemple du Père Jean Bonelli et de ses compagnons et l’hôpital Saint-Jean-Baptiste devient siège du noviciat. Les frères commencent à fonder d’autres hôpitaux en France et en 1639, leur implantation est suffisamment solide dans le pays pour que le Supérieur général de l’Ordre à Rome reconnaisse la province de France, qu’il place bien entendu sous le vocable de Saint Jean-Baptiste.

Cathédrale ukrainienne Saint-Vladimir-le-Grand, dernier vestige de l’Hôpital de la Charité de Paris.
(Wikimedia Commons)

Au XVIIIe siècle, la province saint Jean-Baptiste comptera plus de 40 hôpitaux en France et dans les colonies mais disparaît dans la tourmente révolutionnaire. L’hôpital Saint-Jean-Baptiste est ensuite entièrement rasé en 1935 pour construire la faculté de médecine de Paris, quant à la chapelle Saint-Jean-Baptiste, elle est rebaptisée Saint-Vladimir-le-Grand lorsqu’elle devient cathédrale ukrainienne en 1943.

Mais la dévotion envers saint Jean-Baptiste demeure dans notre province puisque Frère Jean de Dieu de Magallon, lors de la restauration de la province, place la maison de santé de la rue Oudinot, premier établissement fondé à Paris, sous le vocable de sainte Marie et saint Jean-Baptiste. Et lorsqu’enfin il obtient en 1853 la reconnaissance par Rome de la nouvelle province de France, celle-ci est à nouveau placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste.

Ainsi, plus de quatre siècles après l’arrivée des frères en France et malgré toutes les vicissitudes de l’histoire, la province de France se souvient de ce lien particulier avec Florence à travers leur saint patron commun.

En Afrique, les établissements saint Jean de Dieu actuels ont tous été fondés à partir des années 1950. Cela nous ferait presque oublier que les frères ont œuvré sur ce continent dès le XVIe siècle.

Après la mort de saint Jean de Dieu, ses compagnons ont rapidement diffusé le style de leur fondateur dans toute Europe, mais aussi sur les autres continents. Cette expansion a été facilitée par les liens tissés par les religieux avec les souverains qui firent appel à eux pour soigner leurs soldats lors d’expéditions militaires partout dans le monde.

Dispensaire des Frères de Saint Jean de Dieu à Tunis au 16e siècle

L’Afrique serait le premier continent après l’Europe sur lequel les frères ont posé le pied, dès 1573, soit un an seulement après la reconnaissance de la congrégation par le pape. A cette date, le roi Philippe II demanda aux frères espagnols d’accompagner ses troupes partant pour conquérir Bizerte et Tunis, en Afrique du Nord.

Par la suite, ses successeurs firent régulièrement appel à eux pour leurs expéditions au Maroc et en Algérie. Au cours de ces missions, plus d’une centaine de frères soignèrent les soldats, mais aussi les populations africaines, notamment lors des épidémies. Cependant leur action restait très ponctuelle puisque les religieux se devaient de suivre les armées.

La Forteresse du Mozambique et son hôpital au XVIIIe siècle (Gallica)

C’est seulement en 1681 que l’on assista à l’implantation d’un hôpital saint Jean de Dieu durable sur le continent africain, lorsqu’un décret royal confia aux frères l’hôpital de la forteresse de Mozambique. Cet hôpital d’une centaine de lits et desservi par huit religieux a très vite acquis une importance stratégique pour l’Ordre car c’est depuis le Mozambique que furent envoyé les religieux qui fondèrent les premiers hôpitaux en Inde à partir de 1685.

L’hôpital devint alors le siège du Commissariat général pour les Indes Orientales, qui avait autorité sur toutes les maisons fondées par le Portugal en Asie aux XVIIe et XVIIIe siècle. Cependant, aux prises avec de nombreuses difficultés, l’hôpital périclita lentement jusqu’à la suppression de la présence de l’Ordre dans ce pays en 1834.

Etonnamment, cette fondation africaine est très longtemps demeurée isolée et il fallut même attendre le milieu du XXe siècle pour assister au retour de l’Ordre en Afrique. En 1943, pour commencer, les frères portugais retournèrent au Mozambique, où ils prirent en main l’hôpital psychiatrique public de Vila Luisa et réalisèrent plusieurs fondations aux alentours.

Les Frères portugais et leurs patients au Mozambique en 1951

Puis, vivement encouragées par la curie générale, beaucoup d’autres provinces européennes se lancèrent dans l’aventure missionnaire africaine, en fondant de nombreux hôpitaux dans une dizaine de pays différents. Chaque hôpital était alors géré par la province fondatrice.

Puis Rome créa en 1989 une délégation générale d’Afrique, jetant ainsi les bases d’une entité africaine indépendante, dont la province Saint Augustin d’Afrique et la Province Saint Richard Pampuri de Togo-Bénin sont aujourd’hui les héritières.

Dès le XVIIe siècle, les Frères de Saint Jean de Dieu ont embarqué sur les navires royaux pour ouvrir des hôpitaux aux Antilles. En Martinique, ils ont laissé deux petits souvenirs de leur passage… plutôt inattendus ! Le deuxième est l’œuvre du Frère Edmond.

Vue du Fort Saint-Pierre de la Martinique en 1776 (Wikimedia Commons)

Au XVIIIe siècle, Frère Edmond Lefebure était supérieur de la communauté du Fort Saint-Pierre de la Martinique et gérait également l’hôpital tenu par les frères. Cherchant de nouvelles ressources pour subvenir aux besoins de son établissement, il eut l’idée de tirer parti de ses talents d’alchimiste pour créer un produit à commercialiser au profit de l’hôpital et des malades.

Il avait déjà créé une sucrerie pour transformer les cannes à sucre produites dans le champ que possédaient les frères et travailla dans le plus grand secret à une autre possibilité offerte par ces cannes à sucre : la production d’alcool. A force de travail, il réussit à créer une eau de vie de grande qualité.

Représentation-type d’une habitation sucrière aux Antilles en 1762 (Wikimedia Commons)

Mais à cette époque, les importations de rhum vers la France métropolitaine étaient prohibées en vertu d’un décret royal. Cela ne découragea pas le frère Edmond qui trouva une parade : il allait vendre son alcool aux colons de Nouvelle-Angleterre (les Etats-Unis d’aujourd’hui). Pour séduire ces acheteurs étrangers, il choisit de baptiser son breuvage d’un nom à consonance anglo-saxonne : « Saint James ».

Si les frères de saint Jean de Dieu ont été chassés de leurs hôpitaux à la Révolution française et ont donc dû abandonner leur fabrique de sucre de canne tout comme leur distillerie de Martinique, le rhum Saint James continua d’y être produit après leur départ.

Comme vestige du passage du Frère Edmond en Martinique, on retrouva dans les ruines de Saint-Pierre, après l’éruption de la Montagne Pelée en 1902, une pierre gravée sur laquelle on pouvait lire : “En MDCCLXV (1765), cette sucrerie a été édifiée par les soins du père Edmond Lefebure, supérieur”.

Mais l’autre marque de son passage, le rhum Saint James, a eu quant à lui, une destinée que son “père” était sans doute loin de soupçonner.

Dès le XVIIe siècle, les Frères de Saint Jean de Dieu ont embarqué sur les navires royaux pour ouvrir des hôpitaux aux Antilles. En Martinique, ils ont laissé deux petits souvenirs de leur passage… plutôt inattendus ! Le premier est l’œuvre du Frère Cléophas.

Nos religieux avaient plus d’une corde à leur arc et savaient faire preuve de polyvalence pour servir leur prochain ! C’est le cas du Frère Cléophas, arrivé au milieu du XVIIIe siècle à la communauté de Fort-Saint-Pierre. Comme tout bon frère de saint Jean de Dieu, il avait été formé aux soins à donner aux malades, mais il avait aussi appris l’architecture « sur le tas ». En effet, faute de moyens suffisants pour confier ce travail à un professionnel, il avait supervisé des travaux de construction dans plusieurs maisons. Cependant, en apprenant, on fait inévitablement des erreurs : la chapelle qu’il avait construite à Château-Thierry par exemple, s’était écroulée seulement quelques années plus tard et avait dû être reconstruite !

Le Pont Roche sur la rivière Roxelane à Saint-Pierre de la Martinique en 1900, avec parapets et plaque de marbre centrale (Wikimedia Commons).

Mais arrivé en Martinique, Frère Cléophas avait déjà une certaine expérience qu’il allait mettre à profit. À l’époque, il n’existait à Fort-Saint-Pierre qu’un seul accès pour franchir la rivière Roxelane : un pont de bois déjà centenaire. Sous l’impulsion du Frère Cléophas, les habitants construisent donc un nouveau pont, un solide pont de pierre, terminé en 1766. Connu sous le nom de Pont Roche, il portait l’inscription suivante sur une plaque de marbre : « Lan MDCCLXVI du règne de Louis XV, ce pont a été construit sous le généralat du comte d’Ennery et Intendance du président Thomassin de Peynier par les soins et sous la direction du frère Cléophas Danton, religieux de la Charité, qui a rendu ce service au public aux dépens des paroisses du Fort, du Mouillage et du Tricheur ».

Le Pont Roche sur la Roxelane et le quartier du Fort en ruine après l’éruption de la montagne Pelée du 8 mai 1902 (Wikimedia Commons).

Ce pont a eu un très bel avenir puisqu’il a facilité grandement l’extension de la ville le long du rivage vers le Sud. Force est de constater que Frère Cléophas avait fait beaucoup de progrès depuis l’époque de Château-Thierry. Pour être solide, ce nouveau pont était solide ! A tel point qu’en 1902 il a résisté à l’éruption de la Montagne Pelée qui a pourtant détruit toute la ville et ses alentours. Seuls les parapets et la plaque de marbre ont été emportés. Toujours debout, il est aujourd’hui le plus vieux pont de Martinique et inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques : belle revanche pour notre architecte amateur !

Si Joseph Haydn est un compositeur bien connu qui évoque chez chacun d’entre nous le classicisme viennois, tout comme Beethoven ou autre Mozart, beaucoup ignorent la grande richesse de sa relation avec les frères de Saint Jean de Dieu.

4 siècles de chapitres généraux : retour sur un événement majeur pour l’Ordre hospitalier, à l’occasion de son 70e chapitre général.