Aux débuts de la restauration de la province de France, les Frères de Saint Jean de Dieu ont été sauvés de justesse par un événement miraculeux, immortalisé sur le portrait de Frère Jean de Dieu de Magallon.

Portrait du Frère Jean de Dieu de Magallon (Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Sur ce tableau, le restaurateur de l’Ordre en France est représenté une lettre à la main portant l’étrange inscription « A Madame la Supérieure Générale de la Communauté de St Jean de Dieu à Lyon » et assis devant une statue de la Vierge. Cette composition mérite quelques explications.

Revenons en 1824 : Paul de Magallon, débutant la restauration de l’Ordre en France, est devenu Frère Jean de Dieu, a prononcé ses vœux à Rome l’année précédente et décide d’implanter son premier grand hôpital psychiatrique à Lyon. Il achète donc le château de Champagneux au prix de 98 000 francs.

Rassembler une telle somme allait prendre beaucoup de temps, il le savait, car les seules ressources des frères à l’époque provenaient des quêtes et des dons de leurs bienfaiteurs. Le Père de Magallon négocie alors avec le propriétaire qui accepte d’étaler le paiement sur neuf ans, à raison de 10 000 francs par an. L’hôpital peut alors ouvrir ses portes et accueillir les malades mentaux de la région lyonnaise.

Cependant, les frères n’avait pas prévu une telle affluence. Le nombre de malades augmentant beaucoup plus rapidement que les ressources, le Père de Magallon se voit dans l’impossibilité, la première année écoulée, d’effectuer le versement. Ainsi, l’année suivante ce n’est plus 10 000 mais 20 000 francs qui lui sont réclamés, sous peine d’expropriation. Or il ne disposait en caisse que de 4 000 francs. Que faire ?

Statue de la Vierge du Père de Magallon

Les jours passent, sans trouver de solution pour rassembler les 16 000 francs manquants, jusqu’au jour où un jeune frère reçoit 200 francs de sa famille. Cette somme étant trop maigre pour être utile au remboursement de la dette, le Père de Magallon propose à la communauté d’acheter une statue de la Sainte Vierge et de placer sous sa protection la Maison de Lyon et toute la Province. La proposition est accueillie avec enthousiasme. Une Vierge à l’Enfant en bois peint est donc achetée à un antiquaire de la ville pour être installée dans une niche juste au-dessus de l’entrée principale de l’hôpital.

Le 19 novembre 1826, fête du patronage de la Sainte Vierge, toute la communauté et les malades valides se rassemblent au pied de la statue. Le Père de Magallon, Provincial, assisté du Père Xavier Gauzi, Prieur de Lyon, consacre alors l’hôpital, les œuvres et les personnes à la Vierge qu’il proclame « Supérieure Générale de la maison et de toute la Province ».

Les effets de cette consécration ne se font pas attendre ! Dès le lendemain, le Père de Magallon est convoqué au bureau des Postes : un pli est arrivé pour « Madame la Supérieure Générale de la communauté de Saint Jean de Dieu à Lyon ». Pour le religieux, c’est une évidence : cette lettre est adressée à la Sainte Vierge. Elle contient 10 000 francs envoyés par deux bienfaitrices parisiennes. Et dans les jours qui suivent, un autre pli contenant 6 000 francs arrive de Lille. La somme exacte est donc réunie juste à temps pour sauver la maison de Lyon de l’expropriation. Le Père de Magallon conservera un souvenir très fort de cet événement qu’il ne se lassera pas de raconter.

Décorations de la maison de Lyon pour le centenaire du patronage de la Sainte Vierge en 1926

Il a ensuite fondé bien d’autres maisons. Il a été Provincial, Prieur, Assistant Général à Rome. Toutefois à la fin de sa vie, il est revenu à Lyon, auprès de cette Vierge à laquelle il était si attaché. Il s’y est éteint le 14 juillet 1859 et repose aujourd’hui dans la chapelle de la dernière Maison qu’il a fondée : l’EHPAD Saint Barthélemy de la Fondation Saint Jean de Dieu.

Quant à la statue de la Vierge, elle a aujourd’hui perdu ses belles couleurs et son séjour d’un siècle et demi en extérieur lui a creusé de nombreuses rides, mais les frères la conservent précieusement à Paris, mesurant bien ce qu’ils lui doivent.

Quelques années avant que les frères italiens ne fassent la route de Florence à Paris pour introduire l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu en France, des frères espagnols embarquaient déjà pour le Nouveau Monde.

Là-bas, leur réputation les précède : plusieurs hôpitaux des Indes Occidentales avaient déjà demandé à être agrégés à l’Ordre dès ses débuts. Ainsi, lors du premier chapitre général en 1587, les frères possèdent déjà trois hôpitaux en Amérique.

En cette fin de XVIe siècle, le roi d’Espagne Philippe II envoie régulièrement des navires aux Indes Occidentales pour découvrir de nouvelles terres et soumettre les populations indigènes. A leur bord, il n’oublie pas d’ajouter quelques frères de Saint Jean de Dieu pour s’occuper du soin des soldats malades et blessés. C’est ainsi que le Frère Francisco Hernandez participe un jour à une longue expédition, au retour de laquelle il écrit un mémoire au roi pour demander l’autorisation de repartir aux Indes avec cinq autres religieux pour y fonder des hôpitaux. Le souverain accepte sans hésiter, offrant même de payer l’ensemble des frais de voyage.

Carthagène en 1585, gravure de Battista Boazio, 1589. (Wikimedia Commons)

Frère Francisco et ses compagnons embarquent donc à Cadix et arrivent au mois d’avril 1596 à Carthagène des Indes, grand port de l’Empire colonial espagnol par où transitent tous les navires qui se rendent au Nouveau Monde. Les religieux s’installent à l’hôpital San Sebastian, dont ils font passer la capacité de 50 à 100 lits. Ils y soignent les malades civils autochtones, les pauvres, les soldats, mais aussi une bonne partie des passagers des galions qui arrivent régulièrement au port. En effet, le climat de la région rend ces voyageurs malades par centaines avant même d’avoir posé le pied à terre.

Après une dizaine d’année d’activité sur place, le besoin de renfort se fait sentir et plusieurs fois au cours des premières décennies du XVIIe siècle, les frères demandent au roi de pouvoir faire venir de nouveaux religieux pour les aider. Autorisation toujours accordée !

Depuis Carthagène, l’Ordre peut alors se déployer rapidement dans toute l’Amérique latine dès le début du XVIIe siècle : à Cuba, au Mexique, au Pérou, en Bolivie, au Panama. En 1620, son expansion permet déjà de créer une entité indépendante pour rassembler toutes ces nouvelles fondations : le commissariat général des Indes Occidentales. Et peu de temps après, en 1633, ce commissariat est divisé en trois provinces religieuses : Terre Ferme, Pérou-Chili et Nouvelle Espagne. Au XVIIIe siècle, ces trois provinces comptent ensemble 571 religieux et 57 hôpitaux.

Frères de saint Jean de Dieu accompagnant une expédition

Durant cette période, certains frères sont aussi amenés à assurer les soins lors des expéditions espagnoles organisées pour soumettre les tribus locales récalcitrantes ; des expéditions qui tournent parfois au massacre des soldats par les indiens.

En Colombie, au Chili et au Brésil, elles ont coûté la vie à huit religieux, considérés comme les premiers martyrs de l’Ordre.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’action des frères de saint Jean de Dieu dans ces deux premiers siècles de leur présence en Amérique.

Pour ne prendre que deux exemples, je mentionnerais l’action des frères en Colombie, qui sont les seuls à exercer la médecine dans le pays au début du XVIIIe siècle. Le Frère Miguel Isla notamment a eu un rôle majeur dans l’enseignement de cette discipline, en étant co-fondateur vers 1766 de la chaire de médecine du pays, chaire dont il a été le premier titulaire et où plusieurs autres frères de saint Jean de Dieu lui succèdent par la suite.

Frère Manuel Chaparro pratiquant la variolisation

Pendant ce temps, au Chili, le Frère Matías del Carmen Verdugo, premier docteur en médecine de l’université de Santiago menait des recherches sur la variole. La maladie faisait en effet des ravages sur tout le continent, notamment dans les populations indigènes.

Le successeur du Frère Matías, Frère Manuel Chaparro, que ses contemporains surnommaient « l’Hippocrate chilien », continue ses travaux et sera le premier à pratiquer la variolisation à grande échelle en Amérique alors qu’elle était ignorée par la plupart des médecins, même européens.

Grâce à lui, cette méthode, ancêtre du vaccin contre la variole, est pratiquée sur des milliers de personnes, contribuant à l’éradication de l’épidémie.

Si ces provinces florissantes d’Amérique latine ont disparu dans la tourmente anticléricale qui a traversé l’Espagne et ses colonies au XIXe siècle, saint Benoît Menni a réintroduit l’Ordre sur le continent au début du XXe siècle, permettant aux frères de saint Jean de Dieu d’y poursuivre encore aujourd’hui l’œuvre de leur fondateur au sein de la province d’Amérique latine et Caraïbes.

Depuis l’origine de l’Ordre, chaque nouvelle province créée est placée sous le vocable d’un saint. La province de France a été placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste, témoignant de son lien avec la ville de Florence en Italie.

Ancien hôpital Saint Jean de Dieu de Florence, façade de la chapelle (Wikimedia Commons)

C’est en effet de Florence que les tout premiers frères de Saint Jean de Dieu sont arrivés dans notre pays en 1602. Une célèbre Florentine, Marie de Médicis, avait épousé le roi de France Henri IV deux ans auparavant et s’était installée à Paris. Très pieuse et attachée à son pays d’origine, elle avait été très impressionnée par le dévouement des « Frères du dévot Jean de Dieu » auprès des pauvres malades dans leur hôpital de Florence. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Paris, elle demande immédiatement à son époux de les inviter, puisque Paris ne possédait à l’époque qu’un seul hôpital, l’hôtel-Dieu, qui s’avérait insuffisant.

Henri IV s’exécute et le Supérieur général de l’Ordre choisit pour cette mission le Père Jean Bonelli, un frère florentin, qui arrive à Paris accompagné de quatre autres frères pour former la première communauté. Autorisation donnée par le roi et l’évêque de Paris de construire un hôpital et de faire la quête, les frères louent un bâtiment juste en face du Louvre et y ouvrent immédiatement leur hôpital, qu’ils placent tout naturellement sous le vocable de saint Jean-Baptiste, saint patron de la ville de Florence, en hommage à leur bienfaitrice Marie de Médicis.

Sceau de l’hôpital Saint Jean-Baptiste de la Charité

Mais à peine commencent-ils leur activité qu’ils sont délogés par Marguerite de Valois, ancienne reine de France, qui exige ce terrain si bien placé et leur donne en échange une propriété à l’angle des actuels rue des Saints-Pères et boulevard Saint-Germain où se trouvent un hôtel en ruines et une petite chapelle. Ce quartier portait le nom de sanitat ou charité, en souvenir du projet de François Ier d’y construire un établissement pour les lépreux et pestiférés2. Ce nom déteint rapidement sur l’établissement des frères, qui est donc surnommé hôpital de la Charité.

Chapelle de la Charité de Paris au XVIIe siècle (Ohsjd, Paris)

Les débuts sont difficiles, mais bien vite les compétences et le dévouement des religieux sont reconnus et l’hôpital s’agrandit pour accueillir plus de malades. La petite chapelle Saint-Pierre est rasée pour y construire une nouvelle église plus vaste, dédiée elle aussi à saint Jean-Baptiste et dont Marie de Médicis pose la première pierre en 1613.

Avec la renommée grandissante de l’hôpital et des frères, de jeunes Français se présentent toujours plus nombreux, attirés par l’exemple du Père Jean Bonelli et de ses compagnons et l’hôpital Saint-Jean-Baptiste devient siège du noviciat. Les frères commencent à fonder d’autres hôpitaux en France et en 1639, leur implantation est suffisamment solide dans le pays pour que le Supérieur général de l’Ordre à Rome reconnaisse la province de France, qu’il place bien entendu sous le vocable de Saint Jean-Baptiste.

Cathédrale ukrainienne Saint-Vladimir-le-Grand, dernier vestige de l’Hôpital de la Charité de Paris.
(Wikimedia Commons)

Au XVIIIe siècle, la province saint Jean-Baptiste comptera plus de 40 hôpitaux en France et dans les colonies mais disparaît dans la tourmente révolutionnaire. L’hôpital Saint-Jean-Baptiste est ensuite entièrement rasé en 1935 pour construire la faculté de médecine de Paris, quant à la chapelle Saint-Jean-Baptiste, elle est rebaptisée Saint-Vladimir-le-Grand lorsqu’elle devient cathédrale ukrainienne en 1943.

Mais la dévotion envers saint Jean-Baptiste demeure dans notre province puisque Frère Jean de Dieu de Magallon, lors de la restauration de la province, place la maison de santé de la rue Oudinot, premier établissement fondé à Paris, sous le vocable de sainte Marie et saint Jean-Baptiste. Et lorsqu’enfin il obtient en 1853 la reconnaissance par Rome de la nouvelle province de France, celle-ci est à nouveau placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste.

Ainsi, plus de quatre siècles après l’arrivée des frères en France et malgré toutes les vicissitudes de l’histoire, la province de France se souvient de ce lien particulier avec Florence à travers leur saint patron commun.

En Afrique, les établissements saint Jean de Dieu actuels ont tous été fondés à partir des années 1950. Cela nous ferait presque oublier que les frères ont œuvré sur ce continent dès le XVIe siècle.

Après la mort de saint Jean de Dieu, ses compagnons ont rapidement diffusé le style de leur fondateur dans toute Europe, mais aussi sur les autres continents. Cette expansion a été facilitée par les liens tissés par les religieux avec les souverains qui firent appel à eux pour soigner leurs soldats lors d’expéditions militaires partout dans le monde.

Dispensaire des Frères de Saint Jean de Dieu à Tunis au 16e siècle

L’Afrique serait le premier continent après l’Europe sur lequel les frères ont posé le pied, dès 1573, soit un an seulement après la reconnaissance de la congrégation par le pape. A cette date, le roi Philippe II demanda aux frères espagnols d’accompagner ses troupes partant pour conquérir Bizerte et Tunis, en Afrique du Nord.

Par la suite, ses successeurs firent régulièrement appel à eux pour leurs expéditions au Maroc et en Algérie. Au cours de ces missions, plus d’une centaine de frères soignèrent les soldats, mais aussi les populations africaines, notamment lors des épidémies. Cependant leur action restait très ponctuelle puisque les religieux se devaient de suivre les armées.

La Forteresse du Mozambique et son hôpital au XVIIIe siècle (Gallica)

C’est seulement en 1681 que l’on assista à l’implantation d’un hôpital saint Jean de Dieu durable sur le continent africain, lorsqu’un décret royal confia aux frères l’hôpital de la forteresse de Mozambique. Cet hôpital d’une centaine de lits et desservi par huit religieux a très vite acquis une importance stratégique pour l’Ordre car c’est depuis le Mozambique que furent envoyé les religieux qui fondèrent les premiers hôpitaux en Inde à partir de 1685.

L’hôpital devint alors le siège du Commissariat général pour les Indes Orientales, qui avait autorité sur toutes les maisons fondées par le Portugal en Asie aux XVIIe et XVIIIe siècle. Cependant, aux prises avec de nombreuses difficultés, l’hôpital périclita lentement jusqu’à la suppression de la présence de l’Ordre dans ce pays en 1834.

Etonnamment, cette fondation africaine est très longtemps demeurée isolée et il fallut même attendre le milieu du XXe siècle pour assister au retour de l’Ordre en Afrique. En 1943, pour commencer, les frères portugais retournèrent au Mozambique, où ils prirent en main l’hôpital psychiatrique public de Vila Luisa et réalisèrent plusieurs fondations aux alentours.

Les Frères portugais et leurs patients au Mozambique en 1951

Puis, vivement encouragées par la curie générale, beaucoup d’autres provinces européennes se lancèrent dans l’aventure missionnaire africaine, en fondant de nombreux hôpitaux dans une dizaine de pays différents. Chaque hôpital était alors géré par la province fondatrice.

Puis Rome créa en 1989 une délégation générale d’Afrique, jetant ainsi les bases d’une entité africaine indépendante, dont la province Saint Augustin d’Afrique et la Province Saint Richard Pampuri de Togo-Bénin sont aujourd’hui les héritières.

Dès le XVIIe siècle, les Frères de Saint Jean de Dieu ont embarqué sur les navires royaux pour ouvrir des hôpitaux aux Antilles. En Martinique, ils ont laissé deux petits souvenirs de leur passage… plutôt inattendus ! Le deuxième est l’œuvre du Frère Edmond.

Vue du Fort Saint-Pierre de la Martinique en 1776 (Wikimedia Commons)

Au XVIIIe siècle, Frère Edmond Lefebure était supérieur de la communauté du Fort Saint-Pierre de la Martinique et gérait également l’hôpital tenu par les frères. Cherchant de nouvelles ressources pour subvenir aux besoins de son établissement, il eut l’idée de tirer parti de ses talents d’alchimiste pour créer un produit à commercialiser au profit de l’hôpital et des malades.

Il avait déjà créé une sucrerie pour transformer les cannes à sucre produites dans le champ que possédaient les frères et travailla dans le plus grand secret à une autre possibilité offerte par ces cannes à sucre : la production d’alcool. A force de travail, il réussit à créer une eau de vie de grande qualité.

Représentation-type d’une habitation sucrière aux Antilles en 1762 (Wikimedia Commons)

Mais à cette époque, les importations de rhum vers la France métropolitaine étaient prohibées en vertu d’un décret royal. Cela ne découragea pas le frère Edmond qui trouva une parade : il allait vendre son alcool aux colons de Nouvelle-Angleterre (les Etats-Unis d’aujourd’hui). Pour séduire ces acheteurs étrangers, il choisit de baptiser son breuvage d’un nom à consonance anglo-saxonne : « Saint James ».

Si les frères de saint Jean de Dieu ont été chassés de leurs hôpitaux à la Révolution française et ont donc dû abandonner leur fabrique de sucre de canne tout comme leur distillerie de Martinique, le rhum Saint James continua d’y être produit après leur départ.

Comme vestige du passage du Frère Edmond en Martinique, on retrouva dans les ruines de Saint-Pierre, après l’éruption de la Montagne Pelée en 1902, une pierre gravée sur laquelle on pouvait lire : “En MDCCLXV (1765), cette sucrerie a été édifiée par les soins du père Edmond Lefebure, supérieur”.

Mais l’autre marque de son passage, le rhum Saint James, a eu quant à lui, une destinée que son “père” était sans doute loin de soupçonner.

Dès le XVIIe siècle, les Frères de Saint Jean de Dieu ont embarqué sur les navires royaux pour ouvrir des hôpitaux aux Antilles. En Martinique, ils ont laissé deux petits souvenirs de leur passage… plutôt inattendus ! Le premier est l’œuvre du Frère Cléophas.

Nos religieux avaient plus d’une corde à leur arc et savaient faire preuve de polyvalence pour servir leur prochain ! C’est le cas du Frère Cléophas, arrivé au milieu du XVIIIe siècle à la communauté de Fort-Saint-Pierre. Comme tout bon frère de saint Jean de Dieu, il avait été formé aux soins à donner aux malades, mais il avait aussi appris l’architecture « sur le tas ». En effet, faute de moyens suffisants pour confier ce travail à un professionnel, il avait supervisé des travaux de construction dans plusieurs maisons. Cependant, en apprenant, on fait inévitablement des erreurs : la chapelle qu’il avait construite à Château-Thierry par exemple, s’était écroulée seulement quelques années plus tard et avait dû être reconstruite !

Le Pont Roche sur la rivière Roxelane à Saint-Pierre de la Martinique en 1900, avec parapets et plaque de marbre centrale (Wikimedia Commons).

Mais arrivé en Martinique, Frère Cléophas avait déjà une certaine expérience qu’il allait mettre à profit. À l’époque, il n’existait à Fort-Saint-Pierre qu’un seul accès pour franchir la rivière Roxelane : un pont de bois déjà centenaire. Sous l’impulsion du Frère Cléophas, les habitants construisent donc un nouveau pont, un solide pont de pierre, terminé en 1766. Connu sous le nom de Pont Roche, il portait l’inscription suivante sur une plaque de marbre : « Lan MDCCLXVI du règne de Louis XV, ce pont a été construit sous le généralat du comte d’Ennery et Intendance du président Thomassin de Peynier par les soins et sous la direction du frère Cléophas Danton, religieux de la Charité, qui a rendu ce service au public aux dépens des paroisses du Fort, du Mouillage et du Tricheur ».

Le Pont Roche sur la Roxelane et le quartier du Fort en ruine après l’éruption de la montagne Pelée du 8 mai 1902 (Wikimedia Commons).

Ce pont a eu un très bel avenir puisqu’il a facilité grandement l’extension de la ville le long du rivage vers le Sud. Force est de constater que Frère Cléophas avait fait beaucoup de progrès depuis l’époque de Château-Thierry. Pour être solide, ce nouveau pont était solide ! A tel point qu’en 1902 il a résisté à l’éruption de la Montagne Pelée qui a pourtant détruit toute la ville et ses alentours. Seuls les parapets et la plaque de marbre ont été emportés. Toujours debout, il est aujourd’hui le plus vieux pont de Martinique et inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques : belle revanche pour notre architecte amateur !

Si Joseph Haydn est un compositeur bien connu qui évoque chez chacun d’entre nous le classicisme viennois, tout comme Beethoven ou autre Mozart, beaucoup ignorent la grande richesse de sa relation avec les frères de Saint Jean de Dieu.

4 siècles de chapitres généraux : retour sur un événement majeur pour l’Ordre hospitalier, à l’occasion de son 70e chapitre général.

La pratique du sport dans la vie religieuse ne va pas vraiment de soi. Et pourtant, chez les frères de saint Jean de Dieu, elle a été encouragée dès le XIXe siècle, en tant que pratique d’hospitalité.

C’est le Frère Gaëtan Corriger, supérieur du Centre Lecourbe de 1871 à 1902, qui fait figure de précurseur dans ce domaine, en demandant un jour aux jeunes frères de sa communauté de ne plus se contenter de surveiller les jeux des enfants pendant la récréation du soir mais d’y participer activement. Bien que surpris, les religieux ont obéi. Mais, peu habitués à ce genre d’exercices, ils s’effondraient ensuite dans leur lit et n’entendaient pas leur réveil lorsque venait l’heure de la ronde nocturne. Le supérieur, contraint de l’effectuer à leur place, ne manquait alors pas de les taquiner à ce sujet et leur expliquait : « depuis que vous jouez avec les enfants, que vous les animez par votre exemple, que vous les tenez en haleine, les mœurs sont meilleures, les nuits sont bonnes et le Bon Dieu est moins offensé »1.

Le sport comme moyen d’inculquer des valeurs morales et de maintenir la bonne harmonie dans la maison, il fallait y penser ! Les frères se sont donc mis au sport, non pas pour entretenir leur propre santé mais par hospitalité, au même titre qu’ils auraient prodigué un soin, pour les bienfaits que ce sport pouvait apporter aux personnes accueillies. Avec leurs pensionnaires, ils ont donc pratiqué le football, la pétanque, puis le basket : uniquement des sports collectifs bien entendu !

Une partie de foot au noviciat (Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Ce n’est qu’à partir des années 1930 que les frères ont commencé à faire du sport entre eux, pour eux-mêmes. Cette petite révolution est l’œuvre de Frère Ephrem Blandeau, alors supérieur à Dinan, qui a compris que le sport est un temps de détente important, voire nécessaire, aux jeunes religieux. Mais du foot au couvent, cela ne s’était jamais vu ! Ainsi, devant la méfiance du commerçant auquel il achète le tout premier ballon du noviciat, il prétexte que celui-ci est destiné à de jeunes pensionnaires de l’hôpital. Et grâce à la complicité du frère chargé de la ferme, son petit groupe de novices peut trouver le pré idéal pour la pratique de leur sport favori.

A cette époque, impossible pour eux de porter le short et maillot qui composent la tenue règlementaire du joueur de foot : l’habit religieux et les chaussures de frère sont de rigueur en toutes circonstances. Mais peu importe, rien ne les arrête et tant pis si ces vêtements peu pratiques pour courir leur occasionnent de nombreuses chutes et glissades : cela ne fait qu’ajouter de la joie et des rires à l’ambiance de l’hôpital2. Car, les novices, en jouant au football, fournissent aux pensionnaires un spectacle des plus divertissants ! Si divertissant que certains malades les rejoignent volontiers, faisant d’eux les pionniers du sport à l’hôpital psychiatrique.

Partie de basket à l’hôpital psychiatrique
(Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Cette pratique s’est ensuite beaucoup développée et la tradition des matchs de foot du noviciat a perduré. Je ne parlerai pas des prouesses sportives de l’un ou l’autre frère, leur objectif n’ayant jamais été la performance. Leur plus grand exploit est d’avoir trouvé, par le biais du sport, une autre manière de pratiquer l’hospitalité envers les personnes accueillies et envers leurs confrères, permettant à chacun dans ces moments de détente partagés de troquer son statut de novice, de frère, d’infirmier ou de patient, contre celui de joueur, de coéquipier.


  1. Frère Pierre-Fourier Picard, Frère Gaëtan Corriger, s.d. ↩︎
  2. Frère Urbain Loch, Le Père Ephrem Blandeau, frère de saint Jean de Dieu, 1983. ↩︎

Certaines représentations de saint Jean de Dieu, réalisées par différents artistes, portent l’inscription de « vrai portrait de Jean de Dieu ». Les traits du saint auraient donc été immortalisés de son vivant ?

Les trois plus anciens « vrai portrait » que nous connaissons sont ceux d’Alonso Sanchez Coello, de Pierre de Raxis et de Jean de Séville. La ressemblance entre les trois est frappante : tous trois représentent le visage de Jean de Dieu, sous le même angle, de manière très réaliste et sans aucun attribut tel que l’auréole ou la couronne d’épines, mais plutôt à la manière de portraits officiels.

Cette grande ressemblance est due au fait que celui d’Alonso Sanchez Coello, le plus ancien, a largement inspiré les suivants. Mais certains détails, notamment le regard de Jean de Dieu tourné vers le ciel, montrent que les deux autres artistes ont souhaité se détacher du portrait réaliste. En faisant transparaître toute la spiritualité de leur modèle dans son visage, ils ont fait de leur toile une véritable image de dévotion. Ces deux tableaux ont été réalisés respectivement au moment de la béatification et de la canonisation de Jean de Dieu, ce qui explique ce parti pris.

Quant au tout premier, celui d’Alonso Sanchez Coello, il aurait été peint vers 1570, vingt ans après la mort du saint, à partir d’un dessin réalisé par l’artiste bien longtemps avant, alors qu’il n’était âgé que de 16 ou 17 ans.

A cette époque, vers 1548, Alonso Sanchez Coello n’était pas encore le célèbre portraitiste du roi Philippe II d’Espagne, c’était un jeune homme passionné de dessin, et surtout de portrait, qui vivait avec ses parents à Castel Rodrigo, tout près de la frontière espagnole. Saint Jean de Dieu, lui, était de passage à Salamanque pour y faire la quête et s’occupait également des malades de l’hôpital saint Bernard. Sa renommée était si grande que l’on venait de loin pour le voir. Le jeune Alonso, ayant eu écho de la présence à Salamanque de ce personnage fascinant aux origines portugaises comme lui, aurait fait le déplacement, cahier de dessin sous le bras, pour l’apercevoir et faire son portrait. Comme beaucoup d’artistes, le jeune homme griffonnait sans doute des portraits de personnages importants pour le plaisir, pour s’exercer et aussi pour plus tard les reproduire éventuellement en peinture.

Les traits de saint Jean de Dieu figés dans son cahier, le jeune peintre avait poursuivi sa carrière dans les Flandres et n’était revenu en Espagne qu’en 1552, deux ans après la mort de saint Jean de Dieu, alors que la réputation de sainteté de celui-ci grandissait. Il aurait peint le portrait à l’huile par la suite, à partir de son carnet de dessin, à la demande des compagnons de Jean de Dieu, d’un bienfaiteur ou bien de sa propre initiative. Puis, il aurait remis son œuvre au Frère Domingo de l’hôpital saint Jean de Dieu de Grenade.

Ce premier vrai portrait, après avoir été emporté à Madrid au XIXe siècle pour y être copié, a brûlé dans l’incendie de la cathédrale en 1936. Quant au cahier de dessin portant le portrait original, le fils du peintre, témoin au procès de béatification de Jean de Dieu en 1623, affirme l’avoir vu, mais on ne sait où il se trouve aujourd’hui. Il ne reste donc plus aucune trace des deux portraits réalisés par Alonso Sanchez Coello.

Et pourtant, par les copies et les artistes qui se sont inspirés de son travail, les traits du visage de saint Jean de Dieu, tels qu’Alonso Sanchez Coello les a dessinés, ont exercé une influence immense sur toute l’iconographie postérieure de saint Jean de Dieu. Par la peinture, mais aussi la sculpture et la gravure, ils ont été diffusés dans le monde entier. Ainsi, partout où les frères sont présents, depuis le XVIIe siècle et encore aujourd’hui, on retrouve, dans le travail des artistes locaux qui représentent saint Jean de Dieu, des échos de ce petit croquis effectué à Salamanque par un jeune curieux de 16 ans.

Sources :

  • Imágenes de san Juan de Dios, Granada, 1997.
  • Juan Miguel Larios Larios, San Juan de Dios, la imagen del Santo de Granada, Granada, 2006.