Quelques années avant que les frères italiens ne fassent la route de Florence à Paris pour introduire l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu en France, des frères espagnols embarquaient déjà pour le Nouveau Monde.

Là-bas, leur réputation les précède : plusieurs hôpitaux des Indes Occidentales avaient déjà demandé à être agrégés à l’Ordre dès ses débuts. Ainsi, lors du premier chapitre général en 1587, les frères possèdent déjà trois hôpitaux en Amérique.

En cette fin de XVIe siècle, le roi d’Espagne Philippe II envoie régulièrement des navires aux Indes Occidentales pour découvrir de nouvelles terres et soumettre les populations indigènes. A leur bord, il n’oublie pas d’ajouter quelques frères de Saint Jean de Dieu pour s’occuper du soin des soldats malades et blessés. C’est ainsi que le Frère Francisco Hernandez participe un jour à une longue expédition, au retour de laquelle il écrit un mémoire au roi pour demander l’autorisation de repartir aux Indes avec cinq autres religieux pour y fonder des hôpitaux. Le souverain accepte sans hésiter, offrant même de payer l’ensemble des frais de voyage.

Carthagène en 1585, gravure de Battista Boazio, 1589. (Wikimedia Commons)

Frère Francisco et ses compagnons embarquent donc à Cadix et arrivent au mois d’avril 1596 à Carthagène des Indes, grand port de l’Empire colonial espagnol par où transitent tous les navires qui se rendent au Nouveau Monde. Les religieux s’installent à l’hôpital San Sebastian, dont ils font passer la capacité de 50 à 100 lits. Ils y soignent les malades civils autochtones, les pauvres, les soldats, mais aussi une bonne partie des passagers des galions qui arrivent régulièrement au port. En effet, le climat de la région rend ces voyageurs malades par centaines avant même d’avoir posé le pied à terre.

Après une dizaine d’année d’activité sur place, le besoin de renfort se fait sentir et plusieurs fois au cours des premières décennies du XVIIe siècle, les frères demandent au roi de pouvoir faire venir de nouveaux religieux pour les aider. Autorisation toujours accordée !

Depuis Carthagène, l’Ordre peut alors se déployer rapidement dans toute l’Amérique latine dès le début du XVIIe siècle : à Cuba, au Mexique, au Pérou, en Bolivie, au Panama. En 1620, son expansion permet déjà de créer une entité indépendante pour rassembler toutes ces nouvelles fondations : le commissariat général des Indes Occidentales. Et peu de temps après, en 1633, ce commissariat est divisé en trois provinces religieuses : Terre Ferme, Pérou-Chili et Nouvelle Espagne. Au XVIIIe siècle, ces trois provinces comptent ensemble 571 religieux et 57 hôpitaux.

Frères de saint Jean de Dieu accompagnant une expédition

Durant cette période, certains frères sont aussi amenés à assurer les soins lors des expéditions espagnoles organisées pour soumettre les tribus locales récalcitrantes ; des expéditions qui tournent parfois au massacre des soldats par les indiens.

En Colombie, au Chili et au Brésil, elles ont coûté la vie à huit religieux, considérés comme les premiers martyrs de l’Ordre.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’action des frères de saint Jean de Dieu dans ces deux premiers siècles de leur présence en Amérique.

Pour ne prendre que deux exemples, je mentionnerais l’action des frères en Colombie, qui sont les seuls à exercer la médecine dans le pays au début du XVIIIe siècle. Le Frère Miguel Isla notamment a eu un rôle majeur dans l’enseignement de cette discipline, en étant co-fondateur vers 1766 de la chaire de médecine du pays, chaire dont il a été le premier titulaire et où plusieurs autres frères de saint Jean de Dieu lui succèdent par la suite.

Frère Manuel Chaparro pratiquant la variolisation

Pendant ce temps, au Chili, le Frère Matías del Carmen Verdugo, premier docteur en médecine de l’université de Santiago menait des recherches sur la variole. La maladie faisait en effet des ravages sur tout le continent, notamment dans les populations indigènes.

Le successeur du Frère Matías, Frère Manuel Chaparro, que ses contemporains surnommaient « l’Hippocrate chilien », continue ses travaux et sera le premier à pratiquer la variolisation à grande échelle en Amérique alors qu’elle était ignorée par la plupart des médecins, même européens.

Grâce à lui, cette méthode, ancêtre du vaccin contre la variole, est pratiquée sur des milliers de personnes, contribuant à l’éradication de l’épidémie.

Si ces provinces florissantes d’Amérique latine ont disparu dans la tourmente anticléricale qui a traversé l’Espagne et ses colonies au XIXe siècle, saint Benoît Menni a réintroduit l’Ordre sur le continent au début du XXe siècle, permettant aux frères de saint Jean de Dieu d’y poursuivre encore aujourd’hui l’œuvre de leur fondateur au sein de la province d’Amérique latine et Caraïbes.

Depuis l’origine de l’Ordre, chaque nouvelle province créée est placée sous le vocable d’un saint. La province de France a été placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste, témoignant de son lien avec la ville de Florence en Italie.

Ancien hôpital Saint Jean de Dieu de Florence, façade de la chapelle (Wikimedia Commons)

C’est en effet de Florence que les tout premiers frères de Saint Jean de Dieu sont arrivés dans notre pays en 1602. Une célèbre Florentine, Marie de Médicis, avait épousé le roi de France Henri IV deux ans auparavant et s’était installée à Paris. Très pieuse et attachée à son pays d’origine, elle avait été très impressionnée par le dévouement des « Frères du dévot Jean de Dieu » auprès des pauvres malades dans leur hôpital de Florence. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Paris, elle demande immédiatement à son époux de les inviter, puisque Paris ne possédait à l’époque qu’un seul hôpital, l’hôtel-Dieu, qui s’avérait insuffisant.

Henri IV s’exécute et le Supérieur général de l’Ordre choisit pour cette mission le Père Jean Bonelli, un frère florentin, qui arrive à Paris accompagné de quatre autres frères pour former la première communauté. Autorisation donnée par le roi et l’évêque de Paris de construire un hôpital et de faire la quête, les frères louent un bâtiment juste en face du Louvre et y ouvrent immédiatement leur hôpital, qu’ils placent tout naturellement sous le vocable de saint Jean-Baptiste, saint patron de la ville de Florence, en hommage à leur bienfaitrice Marie de Médicis.

Sceau de l’hôpital Saint Jean-Baptiste de la Charité

Mais à peine commencent-ils leur activité qu’ils sont délogés par Marguerite de Valois, ancienne reine de France, qui exige ce terrain si bien placé et leur donne en échange une propriété à l’angle des actuels rue des Saints-Pères et boulevard Saint-Germain où se trouvent un hôtel en ruines et une petite chapelle. Ce quartier portait le nom de sanitat ou charité, en souvenir du projet de François Ier d’y construire un établissement pour les lépreux et pestiférés2. Ce nom déteint rapidement sur l’établissement des frères, qui est donc surnommé hôpital de la Charité.

Chapelle de la Charité de Paris au XVIIe siècle (Ohsjd, Paris)

Les débuts sont difficiles, mais bien vite les compétences et le dévouement des religieux sont reconnus et l’hôpital s’agrandit pour accueillir plus de malades. La petite chapelle Saint-Pierre est rasée pour y construire une nouvelle église plus vaste, dédiée elle aussi à saint Jean-Baptiste et dont Marie de Médicis pose la première pierre en 1613.

Avec la renommée grandissante de l’hôpital et des frères, de jeunes Français se présentent toujours plus nombreux, attirés par l’exemple du Père Jean Bonelli et de ses compagnons et l’hôpital Saint-Jean-Baptiste devient siège du noviciat. Les frères commencent à fonder d’autres hôpitaux en France et en 1639, leur implantation est suffisamment solide dans le pays pour que le Supérieur général de l’Ordre à Rome reconnaisse la province de France, qu’il place bien entendu sous le vocable de Saint Jean-Baptiste.

Cathédrale ukrainienne Saint-Vladimir-le-Grand, dernier vestige de l’Hôpital de la Charité de Paris.
(Wikimedia Commons)

Au XVIIIe siècle, la province saint Jean-Baptiste comptera plus de 40 hôpitaux en France et dans les colonies mais disparaît dans la tourmente révolutionnaire. L’hôpital Saint-Jean-Baptiste est ensuite entièrement rasé en 1935 pour construire la faculté de médecine de Paris, quant à la chapelle Saint-Jean-Baptiste, elle est rebaptisée Saint-Vladimir-le-Grand lorsqu’elle devient cathédrale ukrainienne en 1943.

Mais la dévotion envers saint Jean-Baptiste demeure dans notre province puisque Frère Jean de Dieu de Magallon, lors de la restauration de la province, place la maison de santé de la rue Oudinot, premier établissement fondé à Paris, sous le vocable de sainte Marie et saint Jean-Baptiste. Et lorsqu’enfin il obtient en 1853 la reconnaissance par Rome de la nouvelle province de France, celle-ci est à nouveau placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste.

Ainsi, plus de quatre siècles après l’arrivée des frères en France et malgré toutes les vicissitudes de l’histoire, la province de France se souvient de ce lien particulier avec Florence à travers leur saint patron commun.